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MUSÉUM DE TOULOUSE

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Plaque négative au collodion format 9x12, collections du muséum de Toulouse

Eugène Trutat (1840-1910)

Article par Frédéric Ripoll
Photographe, ancien photographe et chargé du fonds photographique du muséum, site internet
Article paru dans le bulletin de 2017 de la Société des Amis du Vieux Saint-Antonin.

PHOTOGRAPHE, AUTEUR

“Et voici que Trutat étant mort, le professeur de géologie à la Faculté des sciences et conservateur au dit Muséum de Toulouse, M. Paquier, a pu faire pour l’un et l’autre établissements l’achat de tous ses clichés négatifs au nombre de plusieurs milliers. Trutat les avait patiemment classés, enveloppés, étiquetés. C’est une chance heureuse pour l’archéologie, l’alpinisme, la géographie, la géologie de notre Midi.”

Ainsi a commencé l’histoire patrimoniale du fonds photographique d’Eugène Trutat, premier conservateur du muséum de Toulouse, relatée par Émile Cartailhac1 quelques temps après sa mort en 1910.
En 1997, le muséum d’Histoire Naturelle de Toulouse fermait ses portes au public et s’engageait dans une longue période de re-conception et de reconstruction. À partir de 1999, ses collections étaient petit à petit déménagées dans des réserves où elles attendent depuis une réouverture prévue en 2006.
Depuis, malgré quelques ponctions et la parenthèse de la rétrospective au Château d’Eau, le fonds Trutat dormait, attendant patiemment qu’on veuille s’occuper de lui.
Et voici que
En juin 2001, quelques mois avant le déménagement définitif on prit les choses en main énergiquement. Une coïncidence voulut qu’à la même période, je quittai la Galerie du Château d’Eau où j’étais responsable des collections de photographie et j’eus la chance de me voir confier la mission de rassembler ce fonds en vue de son déménagement vers les réserves et de préparer et mettre en œuvre une campagne de mise aux normes de conservation et de numérisation.

Portrait allégorique, collections des Archives Municipales

“Panoplie photo 1906”, photo. d’Eugène Trutat où figure son médaillon par Théodore Rivière (MHNT.MISC.2014.0.2) – Archives Municipales de Toulouse, cote 51Fi189

Cette expérience : être plongé au quotidien dans une œuvre photographique cinq années durant, a été la plus exaltante de ma carrière. Car l’œuvre d’Eugène Trutat est considérable, non seulement par son volume, 20 000 plaques de verre en 45 formats différents (et son poids, non moins négligeable : 1 tonne et 60 kg de verre !) mais aussi et surtout par ses qualités photographiques auxquelles Jean Dieuzaide a été sensible lorsqu’il a créé en décembre 1984 pour la Galerie du château d’Eau de Toulouse une grande exposition rétrospective2 présentant plus d’une centaine de tirages qu’il a lui-même réalisés dans son atelier à partir des négatifs originaux sur plaques de verre ou sur papier.
Le fonds est dans un état de conservation remarquable. Francis Duranthon, alors conservateur au Muséum se plaisait à rappeler que le fonds a sciemment été stocké au deuxième étage près des collections d’entomologie où l’atmosphère imprégnée de créosote lui a assuré une protection anti-fongique et anti-parasite.

Plaque négative stéréoscopique au collodion, format 9x16, collections du muséum de Toulouse
La galerie des cavernes du muséum, photo. d'Eugène Trutat, - coll. muséum, MHNT.PHa.916.3.69.

Trutat a commencé la photographie très tôt. Au début, la photographie ne l’intéressait qu’accessoirement, sa vraie passion étant la projection publique :
“J’étais encore sur les bancs du collège, écrit-il3, lorsqu’un jour j’aperçus sur les murs de notre ville de grandes affiches annonçant des conférences sur l’origine de la terre avec tableaux transparents. Je n’eus de cesse que lorsque j’obtins la permission d’assister à une de ces séances. Je sortis émerveillé de ce que j’avais vu, c’était pour moi une révélation […] J’avais surtout admiré les photographies transparentes qui terminaient la séance, et qui faisaient apparaître sur la toile des sites pittoresques, des monuments que je ne connaissais encore que par la gravure. Je n’eus alors qu’une idée : fabriquer une lanterne, faire de la photographie.”

Mais très vite, ce passe-temps est devenu une passion. Émile Cartailhac qui a côtoyé Trutat au Muséum et dans nombre de sociétés savantes, parlera même de “tyrannique maîtresse”. Cette passion lui vaudra quelques ennuis de la part de la mairie de Toulouse comme le rappelle l’un de ses successeurs à la direction du Muséum, Gaston Astre : “Dans les débarras du second étage du Musée, il avait fait aménager des laboratoires et des ateliers photographiques abondamment pourvus de toutes sortes d’appareils. Son nom figure à juste titre dans les annales de la technique photographique. Mais la municipalité lui reprocha d’avoir détourné des crédits de leur destination vraie ; si la photographie peut être l’auxiliaire de la science, elle n’est sous ce rapport qu’un moyen, elle ne peut constituer un but.”.

Comment pourrait-on se plaindre de ces détournements ?
Les champs couverts par l’œuvre de Trutat sont innombrables. La richesse du personnage est telle, que je me contenterai ici d’aborder ce qui à mon sens en fait une figure très originale, voire unique dans le domaine de la photographie d’auteur.

La qualité essentielle de Trutat est d’avoir longtemps à l’avance pressenti les possibilités de la photographie, il prévoit les évolutions techniques qui devront inéluctablement survenir (l’évolution des vitesses d’obturation, les négatifs sur papier annoncent le film souple …) Il prévoit aussi les applications scientifiques de la photographie qui ne tarderont pas à révolutionner le monde moderne.

Plaque négative au gélatino-bromure d'argent, format 9x12, collections du muséum de Toulouse

Plaque négative au gélatino-bromure d’argent, format 9×12 cm. Inscription sur enveloppe : “Paris : place du théâtre français atelier de pavage en bois Mai 1902 app. Zion pl. jougla”

Il milite aussi et surtout pour la pédagogie par l’image et pour les projections publiques avec une telle fougue qu’il suscite les sarcasmes et l’ironie de ses confrères.

Trutat semble lutter constamment contre le caractère figé de la photographie. Au XIXè siècle en effet, les contraintes techniques étaient telles que tout était ralenti (lourdeur des appareils et des surfaces sensibles sur plaque de verre, obturateurs lents et optiques très peu lumineuses, émulsions lentes). Mais alors que chez l’autre Eugène, Atget, exactement son contemporain, les rues de Paris semblaient désertes, chez Trutat tout s’anime.

Fasciné par le mouvement, tout dans son œuvre tend vers une photographie « animée » au sens très large qu’on peut donner à ce terme. Comme le dit très justement Philippe Terrancle dans l’article qu’il lui a consacré dans Pyrénées Magazine4, Trutat conçoit ses images comme des cadrages cinématographiques.

Mais, chose plus inattendue, il a dans sa pratique des réflexes, des automatismes, des cadrages, des aspirations techniques et créatrices qui font de lui un photographe du XXè siècle. Il épuise ainsi tous les genres photographique qui, longtemps après lui seront explorés par la photographie moderne (celle de l’immédiat après-guerre) :
Inventeur avec quelques autres du Pyrénéisme, il pratique la photographie du promeneur solitaire, contemplatif. Avec un égal talent, il aborde toutes les formes de paysage urbain ou rural et de reportage social. Dans ses superbes galeries de portraits, paysans, ouvriers, bergers aragonais et guides pyrénéens passent devant son objectif dans des studios improvisés avec un drap tendu servant de fond, humbles modèles photographiés avec une égale délicatesse et un profond humanisme.

Peu, voire pas de portraits de notables chez Trutat.

L’ART D’EUGÈNE TRUTAT

Pour se faire pardonner ses dépenses photographiques somptuaires la mairie avait demandé à Trutat d’organiser un cours public de photographie5 en 1898 dans une des salles du Muséum. On peut se douter qu’il ne s’agissait alors que de questions techniques.
Après un siècle de notre civilisation de l’image, on peut entreprendre aujourd’hui une lecture de ses images rigoureuse et argumentée.

Plaque négative au gélatino-bromure d'argent, format 9x12, collections du muséum de Toulouse
Photo. d'Eugène Trutat "Monte Carlo : abreuvoir avril 1904 app. Zion pl. Jougla" - coll. muséum, MHNT.PHa.912.Mc075

Il y a dans toute son œuvre ce qui sera un demi siècle plus tard la marque de photographes tels que Henri Cartier-Bresson ou Robert Doisneau.
On trouve l’humour, le réalisme poétique et social de Doisneau et le comique de situation comme dans cette image prise à Monaco. Ou dans celle-ci prise gare Matabiau à Toulouse, ou encore celle-ci prise sur le Pont Neuf.

Plaque négative au gélatino-bromure d'argent, format 6,5x9, collections du muséum de Toulouse
Photo. d'Eugène Trutat, "Dames en promenade" - coll. muséum, MHNT.PHa.659.xa.4
Plaque négative au gélatino-bromure d'argent, 9x12, collections du muséum de Toulouse
"Toulouse : sur le pont retour de la distribution des prix juillet 1901 app. Zion pl. Jougla v." - coll. muséum, MHNT.PHa.912.T163

Mais la comparaison avec Henri Cartier-Bresson pourtant très objective est plus problématique : chez HCB, ses « images à la sauvette » reposaient sur sa conception de l’instant décisif grâce à un dispositif technique très élaboré, la légèreté du petit Leica 35 mm et la visée télémétrique permettant un cadrage rigoureux et millimétré.

Tout cela n’existait pas à l’époque de Trutat et plonge le photographe que je suis dans un abîme d’émerveillement.

Je prendrai deux exemples parmi des centaines d’autres.Tout le talent de Trutat est contenu dans cette image prise à Foix en 1902. Trutat a 62 ans. Il est au sommet de sa maturité photographique. Sa conception totalement moderne ne doit rien au hasard. La dizaine de vues qui la précèdent prouvent qu’il y a eu quête, puis appréhension d’un lieu, d’une atmosphère, approche progressive du sujet, attente patiente, puis trois vues très rapprochées, comme dans un reportage moderne.

Matériel photographique, collections du muséum de Toulouse
Chambre photographique de voyage pour plaques 13x18 d'Eugène Trutat - coll. muséum, MHNT.PH.2015.0.4

La dynamique de l’image remplit la totalité du cadre. Comme souvent chez Trutat, il y a une entrée et une sortie avec de multiples effets de hors-champ. Cette dynamique est renforcée par la multiplication de cadres autonomes : d’une part, l’entrée de la scène à gauche nous renvoie à la sortie du piéton à droite qui semble sorti du cadre de l’affiche « Aux travailleurs » ; d’autre part, le portique en bois du premier plan nous renvoie vers la scène se déroulant à l’arrière plan avec la jeune femme et l’enfant.

Plaque négative 9×12 au gélatino-bromure d’argent, , collections du muséum de Toulouse

Inscription sur enveloppe : “Foix : marchand de clous de Gannat [Ganac] 14 nov. 1902 Zion Jougla vieille” cf. barguillere.free.fr : Ganac : Cloutiers : Séverin Izard, Théodore Nougué, Baptiste Portet – coll. muséum, MHNT.PHa.912.A141

Même phénomène de hors champ dans cette photographie prise devant l’église de La Daurade à Toulouse.
Cette image fait suite à une première prise où la petite gitane est au milieu d’un groupe d’enfants. Trutat voit vite la situation, pivote le dos de sa chambre, isole la petite gitane et appelle le curé de la paroisse, l’abbé Dégessans pour prendre la photo, peut-être pour attirer la confiance de l’enfant. Il a en tous cas l’humilité de le signaler.

Plaque négative au gélatino-bromure d'argent, format 9x12, collections du muséum de Toulouse
"Toulouse : une famille de Romanichels par l'abbé Dégessans" - coll. muséum, MHNT.PHa.912.T313
Plaque négative au gélatino-bromure d'argent, format 9x12, collections du muséum de Toulouse
"Toulouse : une romanichel par l'abbé Dégessans" - coll. muséum, MHNT.PHa.912.T314

LE MYSTÈRE TRUTAT

La campagne de découverte entreprise au muséum n’a pas seulement consisté à préserver ce patrimoine mais aussi à explorer ses ramifications dans les collections publiques et privées ainsi avons-nous pu constater que de cette œuvre monumentale il n’existait quasiment pas de reproductions sur tirages positifs. Les seuls phototypes sur papier retrouvés étaient des essais de négatif sur papier.

Il reste donc un mystère Trutat : tout se passe comme si, pris dans une frénésie de prises de vues, ou peut-être habitué à lire « en négatif », convertissant mentalement ses images en positif, il ne voulait pas perdre de temps à tirer en laboratoire, comme si il avait conscience d’avoir produit une œuvre d’une telle ampleur qu’il laissait le soin aux générations à venir de la contempler dans sa version positive. Nulle part dans l’histoire de la photographie on ne trouve d’exemple semblable : l’abnégation absolue d’un auteur à l’égard de son œuvre.

Photographie, collections du muséum de Toulouse
Portrait d'Eugène Trutat par Amédée Trantoul - coll. muséum, MHNT.PHa.912.PR43

TRUTAT VISIONNAIRE

Eugène Trutat, homme du XIXè siècle, s’est projeté avec enthousiasme dans le XXè siècle et pourquoi pas dans le XXIè. Comment en effet ne pas déceler dans ces lignes écrites en 1902 une incroyable prescience de l’évolution de la photographie vers sa dématérialisation numérique ?

“Cet immense effort, cet admirable développement de la science moderne n’est cependant qu’un début et si la marche en avant suit toujours la même progression, on ne peut prévoir ce que l’avenir nous réserve. Dans la photographie par exemple, n’avons-nous pas vu la photographie de l’invisible avec les rayons X, la reproduction des couleurs avec les interférences de Lippman pour ne citer que ces deux découvertes modernes. Aussi pouvons-nous tout espérer de l’avenir ; les sels d’argent, seuls maîtres en photographie pourraient bien être détrônés un jour par quelque corps d’origine organique. Toutes les opérations de développement, de fixage peuvent bien disparaître et être remplacées par une simple exposition à la lumière. Enfin pourquoi une cause, un principe inconnu ne viendraient-ils pas jeter à bas tous les principes qui régissent aujourd’hui les réactions photographiques et ouvrir un avenir entièrement nouveau ?”6

NOTES

1. “Notice sur Mr Trutat”, Émile Cartailhac, Bulletin de la Société Archéologique du Midi, T40 – 1909-10, pp.173-178 – Galica, BNF
2. Cette exposition figure dans les collections itinérantes du Château d’Eau de Toulouse ; La collection photographique Eugène Trutat à Toulouse, 27 déc. 1984, FR3, JT Toulouse – Archive INA
3. Des Projections – de leur utilité et de leur mode d’emploi – Tiré À Part – imprimerie Lagarde et Sebille, Toulouse, 1894
4. Pyrénées Magazine, Hors série spécial Toulouse 2002 «Toulouse – Révélations Intimes »
5. À propos d’Eugène Trutat et d’une vue inconnue :« La sortie du cours de photographie de Toulouse » (6 mars 1898), “Les Lumière et le milieu des photographes”, Claudette Peyrusse, Archives n°82, sept. 1999, Institut Jean Vigo de Perpignan
6. “Le Passé, le présent, l’avenir de la photographie”, Revue suisse de photographie, Lausanne, 1902

Photo. d’en-tête : Portrait d’Eugène Trutat par Amédée Trantoul en 1856 ou 1858- coll. muséum, MHNT.PHa.912.PR43